Claude on Murard and Zylberman, 'L'hygiene dans la Republique: La sante publique en France ou l'utopie contrariee 1870-1918'
Lion Murard, Patrick Zylberman. L'hygiene dans la Republique: La sante publique en France ou l'utopie contrariee 1870-1918. Paris: Fayard, 1996. 805 pp. ISBN 978-2-213-59788-1.
Reviewed by Viviane Claude (University of Strasbourg) Published on H-Urban (June, 1997)
L'ouvrage de L. Murard et P. Zylberman etait attendu. Il reunit dans un ensemble volumineux les sources multiples permettant de disposer enfin des materiaux necessaires a la comprehension des politiques de sante publique menees en France sous la IIIeme Republique. La question qui est formulee au debut de l'ouvrage et que tout historien est amene a se poser qu'il s'interesse a l'histoire de la medecine, des sciences, des societes urbaines ou des politiques publiques, donne le sens de cette enquete : comment se fait-il, en effet, qu'en France, pays des premieres decouvertes bacteriologiques et patrie de Pasteur, l'organisation sanitaire ait ete aussi peu efficace et que, plus generalement, la sante publique ait toujours paru "en retard?" On devine que pour les deux auteurs, une part de la reponse se trouve dans le titre du livre, donc du cote du pouvoir politique et de la Republique.
Cet ouvrage est particulierement dense: 588 pages de texte; 126 pages de notes, la regle adoptee etant de repousser les references dans une note unique en fin de paragraphe; 40 pages de references bibliographiques; des index des noms, des lieux et des matieres en plus des cartes, figures et tableaux. "L'hygiene dans la Republique" est ici consacre a la periode 1870-1918. Un second volume est annonce qui traitera de la periode de l'entre-deux guerres. Celui qui est aujourd'hui publie, se compose de six parties. Compte tenu de son caractere touffu et des multiples lectures qu'il est possible d'en faire, les auteurs nous conviant a emprunter tantot les lunettes de l'historien ou du sociologue, tantot celles du politiste et meme du philosophe, on s'en tiendra a la presentation des articulations principales.
La premiere partie porte sur la Societe de Medecine Publique (SMP), puissante organisation nee en 1877 et ou s'est jouee une part de la doctrine hygieniste des medecins francais. Y sont donc retracees les circonstances de sa formation et l'evolution de sa composition toujours tres parisienne. Suivent une serie de portraits de ses porte-parole et la presentation des termes de divers debats scientifiques et techniques, debats qui agitent en realite tous les milieux savants europeens, debats autour des idees et modes d'organisations sanitaires, sur l'epidemiologie, la demographie, la desinfection, l'education sanitaire, sur les decouvertes de Pasteur, etc. Les comptes-rendus des Congres internationaux d'hygiene portent temoignage de l'ampleur prise par ces questions dans les spheres savantes comme dans les milieux politico-administratifs.
La seconde partie est consacree a la loi du 15 fevrier 1902, texte fondamental de la France contemporaine qui cree notamment les bureaux municipaux d'hygiene, l'obligation de declarer les maladies contagieuses, l'embryon d'un appareil administratif specialise.... C'est la une grande innovation mais pour l'adoption de laquelle plus de vingt annees de tergiversations parlementaires furent necessaires. "Une loi tard venue et pourtant trop precoce," synthetisent les auteurs. Face aux interets en jeu (politiques autant que medicaux), beaucoup se sont derobes et les reculades se sont succedees. Le bilan apparait d'autant plus maigre aux hygienistes qu'ils ont cru, en bons militants, au pouvoir salvateur d'une legislation.
Cette loi, une fois entree en application, vient repandre la bonne parole et instruire les ediles de leurs responsabilites et de leurs nouveaux devoirs (troisieme partie). Les exemples pris par Murard et Zylberman sont sur ce sujet--comme sur d'autres--nombreux et eloquents; les cas de Marseille, Lille, Nantes ou Rouen donnent des illustrations diverses de cette mise en oeuvre ou les municipalites sont censes tenir le premier role. Diffusion limitee geographiquement; diffusion qui rencontre des interets de taille, ceux des medecins liberaux (a travers le dilemme entre le secret professionnel et la declaration des maladies contagieuses) comme ceux des maires qui en bons notables n'ont pas de bonnes raisons d'agir a contre courant du laisser-faire. Les bienfaits attendus de cette loi sont donc demeures limites; l'"apathie" des municipalites jalouses de leur autonomie (loi municipale de 1884) est restee grande; les chiffres de la morbidite et de la mortalite, premiers indicateurs en matiere sanitaire, ne s'en trouverent pas sensiblement ameliores.
La quatrieme partie est consacree a cette opinion publique francaise "arrieree" parce que sourde aux plaintes des experts. Le chapitre XIV en particulier developpe une interpretation de cette indifference; face aux doctrines savantes et au "prechi-precha" des hygienistes, les croyances populaires demeurent fortes, ce que dit le sens commun prevaut. Les paroles des experts sont sans prises sur l'homme de la rue. Dans ce contexte, il a fallu redoubler d'effort et pour cela etendre et nouer des liens nouveaux entre la politique, l'ingenierie sociale, la medecine, la philanthropie..., avec la creation par exemple en 1904 de l'Alliance d'Hygiene Sociale, foyer d'une importante propagande hygieniste. De cette situation se sont aussi nourries des conceptions du social et du politique : c'est ainsi que s'expliquent le developpement du mouvement mutualiste ou le succes durable du solidarisme de Leon Bourgeois (a propos duquel on peut renvoyer a P. Dubois, Le Solidarisme, these d'histoire de l'Universite Lille II, 1985).
Ce faisant sur le terrain propre de la medecine publique, il y a deux batailles qui vont durablement marquer le XXeme siecle, celle menee contre la tuberculose (cinquieme partie) et celle qui se declare en 1914 (sixieme partie). Sur le front de la tuberculose, Murard et Zylberman notent a nouveau le "retard" de la France en rappelant le choix moins onereux a court terme du dispensaire (mis en oeuvre par Calmette dans les quartiers de Lille) contre le sanatorium. De la prophylaxie a l'assistance sociale le pas fut franchi comme par habitude. Mais c'est peut etre lors de la Grande Guerre que les "chocs" sanitaires (tuberculose, grippe,...) mettent l'etat devant des responsabilites qu'il avait jusque la negligees. A croire que la Republique n'a vraiment reconnu l'hygiene et la medecine publique que du jour ou elle dut elle-meme se defendre. La creation d'un Ministere de la Sante en 1920 consacre cette reconnaissance.
Il faut s'arreter plus longuement sur la conclusion de ce livre qui donne les motifs de l'entreprise: en effet Murard et Zylberman ont ete des disciples de Michel Foucault et ont cherche a travers cette investigation a verifier si "le concept de bio-pouvoir resiste a l'analyse empirique" (p. 582). Rappelons que cette notion, Foucault en a donne diverses versions, dont la derniere figure dans L'Histoire de la sexualite. 1 La volonte de savoir, 1976 (p. 188). Le bio-pouvoir, apparu au XVIIeme siecle, designe "ce qui fait entrer la vie et ses mecanismes dans le domaine des calculs explicites et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine." On sait que les deux poles qui ont constitue le bio-pouvoir, controle de l'espece humaine et controle du corps compris comme objet, sont distincts jusqu'au XIXeme siecle ou, selon Foucault, ils se rejoignent pour controler les pratiques sexuelles. Or aux termes de leur enquete, Murard et Zylberman ne trouvent "de bio-politique, nulle trace. La realite et les limites de l'etat de police, voila... ce qui semble en cause." Et ils ajoutent : "la tonalite 'autoritaire' de nos politiques de sante releve de la fable" (p. 583). En realite, cette mise en defaut n'en est pas une car les auteurs lancent une hypothese : "Il se pourrait que la notion de bio-pouvoir possede un contenu de connaissances distinct de la realite historique qu'elle est censee decrire." Une conclusion qui laisse ainsi completement ouverte la discussion sur le concept de "bio-pouvoir" tout en apportant de nouveaux elements aux debats difficiles qu'il y eut jadis entre Foucault et les historiens (pour l'une des discussions les plus recentes, F. Revel, Le moment historiographique, in L. Giard (sous la direction), Michel Foucault. Lire l'oeuvre, J. Millon, Grenoble 1992)
L'ouvrage est l'aboutissement d'un travail de longue haleine qui a amene les auteurs a travailler a diverses sources: les archives francaises qu'elles soient nationales ou municipales, les archives de divers ministeres, de fondations, instituts, comites, etc., mais aussi hors de France, les archives de la Fondation Rockefeller. Diverses revues, en particulier les revues professionnelles des hygienistes semblent avoir ete depouillees de maniere systematique. Ce qui fait une accumulation de donnees dont le traitement etait evidemment lourd et perilleux.
On s'en tiendra a quelques remarques pour inviter a ouvrir un debat a la fois sur le sujet, sur ce que l'ouvrage souleve de questions nouvelles, et sur le probleme de methode qu'il pose (probleme que les ouvrages precedents de ces auteurs posaient deja). Une place importante est donnee aux travaux anglo-saxons sur l'histoire de la medecine et de l'hygiene publique dans divers pays (travaux anciens d'Ackerknecht, Briggs ou Brand comme ceux plus recents de Mitchell, Woods, Eyler, Hamlin,Hayward). On peut regretter que les comparaisons avec d'autres pays qui ont toujours servi a signaler le "retard" franÏais, ne soient pas approfondies et interrogees en tant que telles: que compare-t-on exactement? au regard de quelles normes (des protagonistes mais aussi des historiens), ce "retard" est-il diagnostique? Par exemple, les auteurs n'ont pas cru bon de s'interesser aux techniciens sanitaires reproduisant ainsi dans leurs postulats d'une autonomie medicale dans le champ de l'hygiene, le fait reel d'une quasi absence d'ingenieurs et d'architectes dans la SMP avant 1900, alors que dans des pays comme l'Allemagne ou la Grande Bretagne les techniciens ont ete plus proches du corps medical. Dans le meme ordre d'idees, les termes "hygiene," "sante publique" et "medecine publique" sont utilises indifferemment (p. 7); cette assimilation est-elle legitime? quelles en sont les consequences, par exemple sur la categorisation des identites professionnelles ou les categorisations administratives? et sur les glissements qui s'operent sur pas loin d'un demi siecle, si on ne s'en tient qu'a l'etroite periode de references de ce livre?
Une des questions nouvelles mises en evidence et qui n'est pas sans rapport avec la desillusion face a la non verification de l'hypothese foucaldienne peut etre formulee ainsi: en ce domaine (apres bien d'autres comme la planification urbaine), on decouvre la part de mythe qu'il y a dans le "centralisme" francais et la necessite qu'il y a aujourd'hui de s'extraire de tels postulats paresseux. Du haut en bas de la mecanique des institutions francaises, la continuite n'est pas parfaite et la question du pouvoir, loin d'etre une question qui traverserait verticalement la societe francaise, s'avere plus diffuse, plus empreinte qu'on ne le croit du respect de l'autonomie municipale, autonomie qui fait tout le sens de la loi municipale de 1884, societe plus soumise aussi a l'administration des notables. La IIIeme Republique n'est pas la IVeme qui n'est pas la Veme. Qui plus est, en matiere d'hygiene publique, il est necessaire de rappeler que la premiere loi s'y rapportant est la loi des 16 et 24 aout 1790 qui donne tous les pouvoirs aux maires, en ce qui concerne la salubrite. Si "les vrais acteurs ce sont les villes" (p. 581), n'eut-il pas fallu repartir de la legislation revolutionnaire pour discuter de la these foucaldienne avec des historiens des villes?
Autre question qui apparait clairement dans la facon de conduire ce travail: celle des embuches que pose l'histoire des "mentalites." Les auteurs ne manquent pas ici ou la d'egratigner les historiens qui ont fait leur commerce de cette ecole, et citent abondamment Geoffroey E.R. Lloyd, Demystifying Mentalities,(Cambridge University Press, 1990, traduit en francais a La Decouverte en 1996). On sait la notion floue mais bien des vertus lui ont ete reconnues (F. Revel dans A. Bruguiere (sous la direction de),Dictionnaire des sciences historiques, Presses Universitaires de France, 1986). En quoi la critique de Murard et Zylberman contribue a cette discussion? C'est une critique un peu trop elliptique pour etre soutenue que de reprocher a l'historien des mentalites de se cantonner dans un "modele endogene" d'interpretation (oppose au modele interactionniste qui est preconise p. 9) mais c'est une critique eplaisante que de lire qu'un tel historien "tombe dans le sottisier d'une psychanalyse de quatre sous" (p. 396). A l'evidence les foucaldiens ne cessent d'entretenir des rapports difficiles avec les historiens.
Ces auteurs avaient, voila vingt ans, deja attire l'attention et l'ouvrage qu'ils nous livrent aujourd'hui est ecrit sur le meme ton et selon les memes procedes que "Le petit travailleur infatigable ou le proletaire regenere" (Recherches CERFI No. 25, 1976). Il est d'un abord encore plus difficile. La reprise de l'emphase hygieniste, le ton alarmiste ou epique, mais aussi le plaisir de l'ecriture pour elle meme, ont entraine les auteurs a des jeux rhetoriques excessifs; la metaphore, le clin d'oeil, le sous-entendu comme la maniere de forcer le trait rendent sa lecture extremement laborieuse et la traduction perilleuse. Seuls peuvent s'y atteler les specialistes du sujet (qui passeront sans doute par les index fort bien faits pour tenter de trouver reponses a leur questions) et quelques avertis, en premier lieu ceux qui connaissent les travaux et les debats du Centre d'etudes, de Recherches et de Formation Institutionnelle dans les annees 70. Non pas que les arguments soient sans justifications--au contraire, les affirmations sont assorties de references precises et nombreuses.
Mais ce qui est presente comme sources fait figure de "bazar." La nature extremement heterogene des outils d'interpretation pose le probleme methodologique de ce travail, compte tenu des ambitions historiennes explicites des auteurs. On ne prendra qu'un exemple parmi nombre d'autres d'un appareillage disparate de sources. La note 12 du chapitre XII qui comme toutes les notes du livre se rapporte a un paragraphe entier, comprend pas moins de 16 references. Y figurent des renvois a des archives de fonds fort divers, a des articles de revue, des ouvrages d'epoques differentes et par consequent fournit pour un meme developpement des donnees de premiere, deuxieme et meme troisieme mains.
La grande litterature tient aussi une grande place tout au long de l'ouvrage : Balzac, Mauriac, Martin du Gard, Bernanos, Gide sont frequemment appeles a temoigner. Enfin a plusieurs reprises, dans leurs interpretations, les auteurs font appel a la reflexion philosophique, et en premier lieu a la philosophie anglo-saxonne tantot pragmatiste, tantot analytique : Rorty, Davidson, Rorty, Quine... sans que l'on puisse saisir les motifs (scientifiques?) de cette allegeance aux continuateurs de W. James ou du philosophe des jeux de langage, L. Wittgenstein.
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Citation: Viviane Claude. Review of Murard, Lion; Zylberman, Patrick, L'hygiene dans la Republique: La sante publique en France ou l'utopie contrariee 1870-1918. H-Urban, H-Net Reviews. June, 1997. URL: http://www.h-net.org/reviews/showrev.php?id=1077
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